Je me souviens de ce dimanche après-midi chez ma tante, le genre de journée où le temps semble s’être arrêté. Autour de la table, la conversation a dérivé vers le couple de voisins qui venait de se séparer. « Ils s’aimaient pourtant », soupirait ma cousine. Et puis ma tante, avec sa sagesse de soixante printemps, a lâché cette phrase qui m’a poursuivie : « De toute façon, aujourd’hui, on ne sait plus ce que aimer veut dire. » J’ai regardé par la fenêtre, ces maisons mitoyennes où chaque famille vit dans sa bulle, et je me suis demandé : et si notre façon d’aimer était simplement… dépassée ?
L’amour-camaraderie : quand le sentiment dépasse le couple
Il y a quelques mois, j’ai rencontré Léa, 32 ans, lors d’un atelier d’écriture. Elle m’a parlé de sa « tribu affective » – ce réseau de cinq personnes avec qui elle partage tout : ses doutes, ses joies, ses finances parfois, et même l’éducation de son fils. « Avec Marc, mon ex, c’était l’amour passionnel, brûlant, exclusif. Aujourd’hui, j’aime différemment : je suis connectée à des âmes sœurs sans qui ma vie serait moins riche. » Ce qu’elle décrit, sans le savoir, ressemble étrangement à ce qu’Alexandra Kollontaï, théoricienne marxiste, appelait l’amour-camaraderie.
Kollontaï voyait l’amour non comme un sentiment immuable, mais comme une construction historique modelée par les intérêts économiques. Dans le capitalisme, disait-elle, l’amour devient propriété privée : on « possède » l’être aimé, on le confine au rôle de partenaire exclusif. Mais cette vision étriquée ne correspond plus à nos réalités. Aujourd’hui, 68% des Français de 25-35 ans déclarent entretenir des relations affectives profondes en dehors du cadre conjugal traditionnel. Une véritable révolution sentimentale est en marche.

Les piliers de cette nouvelle intimité collective
Cette transformation repose sur trois piliers fondamentaux :
- La fin de l’exclusivité affective : On peut aimer plusieurs personnes simultanément, sans trahir ni mentir
- La transparence des intentions : Chaque relation définit ses propres règles, loin des modèles imposés
- La solidarité concrète : L’amour se manifeste par des actes quotidiens partagés entre plusieurs personnes
Comme je l’expliquais dans mon article sur les attentes dans une relation, nous sommes à un tournant. Les applications de rencontre traditionnelles, basées sur le swipe et la consommation relationnelle, montrent leurs limites. Une étude récente montre que 72% des utilisateurs se sentent plus seuls après avoir utilisé ces apps pendant six mois.
L’héritage méconnu de la pensée révolutionnaire sur l’amour
Quand j’ai découvert les écrits d’Alexandra Kollontaï, ce fut une révélation. Cette femme, révolutionnaire bolchévique, avait déjà tout compris il y a un siècle ! Elle dénonçait la famille bourgeoise comme cellule économique visant à préserver la propriété privée. L’amour moderne serait donc une invention capitaliste ? L’idée peut sembler radicale, mais regardons autour de nous.
Engels, dans « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État », montrait comment la famille nucléaire est apparue avec la propriété privée, pour résoudre le problème de l’héritage. Les prolétaires, n’ayant rien à transmettre, n’avaient théoriquement pas besoin de cette structure. Pourtant, l’idéologie familiale s’est imposée à tous, naturalisant un modèle qui sert avant tout les intérêts économiques.
Kollontaï allait plus loin : elle imaginait une société où les tâches domestiques et éducatives seraient socialisées, libérant les femmes de leur assignation au foyer. L’URSS naissante avait d’ailleurs mis en place des cantines et crèches publiques, premières pierres vers la destruction de la famille traditionnelle. Mais le stalinisme a enterré ces avancées, réimposant le modèle familial patriarcal.
Modèle traditionnel | Modèle révolutionnaire |
---|---|
Amour exclusif et possessif | Amour multiple et libéré |
Fermeture sur le couple | Ouverture à la collectivité |
Rôles genrés fixes | Flexibilité des fonctions |
Transmission patrimoniale | Partage des ressources |
Pourquoi cette vision de l’amour fait polémique aujourd’hui
La résistance est féroce. Quand j’évoque ces idées lors de dîners, les réactions sont… vives. « Mais c’est la fin de l’intimité ! » s’exclame souvent mon oncle. « Sans jalousie, sans exclusivité, ce n’est plus de l’amour », ajoute une amie. Ces objections touchent à quelque chose de profond : nos peurs archaïques de l’abandon, notre besoin de sécurité affective.
Pourtant, comme le note The Guardian dans un article percutant, « le néolibéralisme crée de la solitude ». Notre société individualiste nous pousse à chercher dans une seule personne la réponse à tous nos besoins affectifs – mission impossible qui génère frustration et anxiété. L’amour-camaraderie propose au contraire de répartir cette charge affective sur plusieurs relations complémentaires.
Les détracteurs crient au danger pour les enfants, à l’éclatement des repères. Mais regardons les faits : les enfants élevés dans des communautés bienveillantes développent souvent une intelligence émotionnelle plus fine, apprenant tôt la diversité des attachments. Comme je le racontais dans mon article sur les couples qui durent, la longévité relationnelle repose rarement sur l’exclusivité passionnelle.
Comment cette révolution amoureuse transforme déjà nos vies
Je observe autour de moi des signes concrets de ce changement. Prenez Sarah, 29 ans, graphiste. Elle vit en colocation avec trois autres personnes, dont son ex-copain. « Quand nous avons rompu, nous avons réalisé que notre amour était trop précieux pour le jeter. Aujourd’hui, nous formons une famille choisie, avec des règles que nous inventons chaque jour. »
Ces nouvelles configurations prennent des formes variées :
- Les tribus affectives : groupes stables partageant ressources et intimité
- Les relations anarchistes : chaque lien définit ses propres frontières
- Les communautés intentionnelles : collectifs vivant et aimant ensemble
- Les réseaux de solidarité : entraide concrète au-delà des liens familiaux
Comme l’explique si bien cet article sur le partage en couple, la transparence radicale est la clé de voûte de ces nouvelles formes d’amour. Il ne s’agit pas de tout dire, mais de définir ensemble ce qui se partage et ce qui reste privé.
Les obstacles matériels à cette transformation sentimentale
Mais soyons honnêtes : aimer librement coûte cher. Littéralement. Notre société est structurée pour favoriser le couple traditionnel : impôts communs, crédits immobiliers, droits de succession… Les célibataires et les configurations alternatives paient un prix fort pour leur liberté.
Le logement d’abord. Trouver un appartement adapté à une tribu de quatre adultes relève du parcours du combattant. Les propriétaires se méfient, les banques hésitent à prêter. Les services sociaux, calibrés pour la famille nucléaire, peinent à accompagner ces nouvelles formes de vie.
Et puis il y a le temps. Entretenir plusieurs relations profondes demande une disponibilité que le monde du travail ne permet pas. Le capitalisme veut des travailleurs efficaces, pas des amants attentionnés. Comme le disait Kollontaï, l’amour véritable ne pourra s’épanouir qu’après une transformation radicale de nos structures économiques.
L’amour comme acte politique révolutionnaire
Aimer différemment, c’est résister. C’est refuser la marchandisation des relations, la consommation affective promue par les apps de rencontre. Comme je le dénonçais dans cet article sur les apps de rencontre, nous sommes conditionnés à chercher l’amour comme on cherche un produit.
L’amour subversif dont je parle ici est au contraire un acte de création collective. Il suppose :
Ancien paradigme | Nouveau paradigme |
---|---|
Relation de consommation | Relation de création |
Amour propriétaire | Amour libérateur |
Bonheur privé | Joie collective |
Réussite individuelle | Épanouissement partagé |
Cette vision rejoint les analyses de Freud et de Marcuse sur la nécessaire libération de l’Éros – non pas comme pulsion sexuelle brute, mais comme force de vie capable de transformer la société. L’amour devient alors un combat politique, une manière de construire ici et maintenant le monde que nous voulons.
Comment commencer à pratiquer l’amour-camaraderie au quotidien
Vous me direz : « C’est beau tout ça, mais par où commencer ? » Voici quelques pistes concrètes, testées par moi et mes proches :
- Élargir son cercle d’intimité : Identifier 3-4 personnes avec qui on aimerait approfondir le lien, et leur proposer des rituals réguliers (repas, promenades, partages)
- Définir ensemble les règles : Organiser une conversation honnête sur les besoins, limites et attentes de chacun
- Pratiquer la transparence radicale : Apprendre à exprimer ses émotions sans accuser, à demander sans exiger
- Matérialiser la solidarité : Mettre en place une caisse commune, un système d’entraide concret
- Célébrer les petites victoires : Prendre le temps de marquer les moments joyeux, les progrès accomplis
Comme je le confiais dans mon article sur les erreurs relationnelles, j’ai moi-même longtemps reproduit les schémas traditionnels avant d’oser inventer autre chose. La transition peut être inconfortable, mais la liberté conquise vaut tous les doutes.
Questions fréquentes sur l’amour-camaraderie
Est-ce que cela signifie la fin de la fidélité ?
Absolument pas. La fidélité change de nature : elle ne se mesure plus à l’exclusivité sexuelle, mais à la qualité de la présence, au respect des engagements pris ensemble.
Comment gérer la jalousie dans ce système ?
La jalousie est souvent le symptôme d’un besoin non satisfait. En en parlant ouvertement, on peut transformer cette émotion en occasion de renforcer le lien.
Les enfants ne sont-ils pas perdus dans ces configurations ?
Au contraire, les enfants bénéficient d’une diversité d’attachements et apprennent que l’amour peut prendre multiple formes.
Comment concilier vie professionnelle et multiples relations ?
C’est effectivement le défi principal. Cela suppose de repenser son rapport au travail et à la productivité.
Est-ce que tout le monde est fait pour ce type d’amour ?
Non, comme toute forme relationnelle, elle convient à certains et pas à autres. L’important est d’avoir le choix.